La mémoire est pour moi quelque chose de précieux. Toutefois, il y a des phases dans la vie qui sont plus propices que d'autres pour aimer la creuser.
C'est ainsi que je n'ai pas encore exploité les souvenirs que j'avais demandés à mon père de coucher sur le "papier" dans les années 80. C'est ainsi également, que je suis passé jusqu'à aujourd'hui à côté d'un texte écrit par lui et noyé, si je puis dire, parmi d'autres plus anciens.
Ce texte ne peut qu'intéresser la mémoire familiale.
Ce texte non daté figure dans un très vieux cahier d'écolier. Sa formulation, le fait qu'il en côtoie un autre lui daté précisément de 1946, le contexte que je crois déceler en lisant ces lignes et même l'analyse de l'écriture en comparaison de celle des souvenirs écrits dans les années 80, me donnent à penser que ce texte a été écrit entre 1946 et le tout début des années 50.
Il me semble y percevoir un travail de deuil exprimé par l'écriture tel que celui auquel je me suis livré après la mort de mon père.
Ce texte a été écrit comme une suite personnalisée d'une biographie "officielle" de l'artiste. De cette biographie de l'époque estimée je n'ai pas trouvée traces. Je suis en tout cas certain que la biographie qui figure sur mon blog a été écrite dans les années 80 même si mon père y a inséré des éléments de cette présente narration.
Pour ma part et personnellement interpellé par ce texte, même si je pense qu'à l'époque je n'étais qu'en devenir, je suis pris d'un certain vertige.
Le dernier paragraphe me touche profondément, il atteint une corde sensible. Les subtilités de la langue française font que la "chaîne sans fin qu'est la Famille" (double soulignement dans la version autographe) peut être entendue à la fois comme la chaîne qui permet de faire passer quelque chose de l'un à l'autre mais aussi comme un élément de servitude.
Quoiqu'il en soit ce lent et long travail de mémoire vous oblige à descendre en vous-même et je ne pense pas que la remontée vous laisse jamais indemne.
Faute de titre, j'ai intitulé ce texte "souvenirs de mon père sur le sien". J'ai retranscrit fidèlement la version autographe, un mot que je ne peux déchiffrer fait l'objet de trois points de suspension, quelques autres sont en italiques lorsque je ne suis pas certain de bien les avoir compris. Enfin, j'ai respecté le "P" majuscule de "Père" qui court tout au long de ce récit et si symbolique d'un amour et d'un respect que René vouait à Arthur, sentiment que je n'avais pas jusqu'alors saisi dans toute son ampleur.
"Vous connaissez maintenant la carrière artistique de mon père, à mon tour je voudrais en quelques pages, vous le peindre tel qu'il m'est apparu à travers les récits que l'on m'en a fait de sa jeunesse. Tel que l'ai vu ensuite de mes propres yeux. Il ne s'agit pas ici d'analyse psychologique; ni de roman, je n'ai ni le talent, ni le goût de m'essayer à ces deux genres littéraires, ma seule ambition est de consigner sur ces pages quelques souvenirs, quelques images, de porter un témoignage devant moi-même et devant ceux d'entre mes lecteurs que cette histoire pourra intéresser d'un point de vue sentimentale, car, je le répète encore une fois, il ne s'agit pas de la vie romancée d'un héros célèbre, universel, mais de quelques souvenirs personnels, d'un culte rendu à mon héros, à mon père.
Cet homme a vécu 65 ans pour façonner et marquer de manière indélébile trois autres hommes qui maintenant vivent, travaillent, luttent, agissent sur d'autres individus, élèvent des enfants qu'ils forment eux-mêmes à leur image; peut-être est-il intéressant de dégager les principaux traits du chef de file.
Vous allez dire : quel intérêt y-a-t-il à peindre celui-là plutôt qu'un autre ? Tout homme a un père et un grand-père donc chacun de nous peut avoir sa biographie aussi bien que ce Monsieur. Je ne crois pas, j'estime que la personnalité de mon père vaut d'être connue comme enseignement objectif, d'autre part il est vrai que chacun pourrait avoir sa biographie, si chaque fils pouvait dégager clairement et objectivement les leçons de l'histoire paternelle, il en tirerait certainement un profit notable que cette histoire soit bonne ou mauvaise. Enfin, si le culte des parents et de la Famille peut sembler ridicule et exagéré à certains, je pense qu'ils ont tort et portent une part de responsabilité dans la décadence morale actuelle, car le culte est le plus haut degré de l'Amour et sans Amour il n'y a aucune générosité, aucune valeur humaine, il n'y a plus que l'usure, égoïsme et bagarre idiote pour une vie vide et froide comme une bonbonne d'air liquide.
I – Enfance.
Arthur, Léon, deux prénoms qui seraient bien durs à porter pour un petit François de nos jours; au Borinage en 1879, rien de plus naturel que d'en affubler un petit gaillard brun et râblé, aux yeux noisettes qui ne s'en portait pas plus mal pour ça et que ça n'empêcherait pas de galoper à grands renforts de sabots au gré des pavés disjoints et inégaux, humides du brouillard nordique, gros et sales de tout le poussier de charbon qui constitue une partie intégrante de l'atmosphère au même titre que l'oxygène et l'azote.
Le petit Arthur était un gosse comme tant d'autres et rien ne le distinguerait de bien des Désiré, Constant et autres Telesphore, tous fils de mineurs ou de petits commerçants et eux-mêmes pourvus en général de nombreux frères et sœurs aux noms plus ou moins harmonieux mais le plus souvent originaux.
Arthur, premier né de François François, eut quatre sœurs, aussi, le Dimanche, quand le père mangeait son morceau de viande hebdomadaire avait-il à découper cinq lanières sur celui-ci pour contenter cinq bouches béantes d'admiration devant ce festin digne des Dieux.
On était pauvre chez le François mais on n'était pas malheureux, s'il n'avait pas de viande tous lus jours on ne mourait tout de même pas de faim et on ne se considérait pas comme un damné de le Terre pou si peu.
Le père était ferme mais juste, la Mère tendre et indulgente, la maison vaste et … avec un bion feu aux jours froids et dehors le pavé glissant de la rue qui déboule jusqu'au "cul du Q'vau", la rue pleine de tous les petits camarades insouciants au patois braillard et franc du Borinage.
Et puis il y avait l'école des Frères, les leçons dures à entrer dans ces petits crânes têtus de wallons, les récréations bruyantes dans la cour maussade où tourbillonnaient les blouses grises ou noires.
Rentré de l'école il fallait encore aider à la maison, soigner les bêtes, gratter les pommes de terre; après diner toute la famille à genoux dans la cuisine, récitait les prières du soir et puis on allait se coucher à la lumière des bougies.
Parfois le petit Arthur partait avec son père en carriole pour aller acheter ou vendre du beurre, des pommes, généralement à la frontière française. Un jour, au cours, d'une de ces expéditions ils furent pris au milieu d'un violent orage, la foudre tomba dans un champ à quelque vingt mètres de la voiture, quelques minutes plus tard, l'enfant qui avait été assez rudement secoué posa la main sur son visage et constata que celui-ci était couvert de petites cloques, il avait été brûlé par la foudre et n'avait du qu' à sa bonne étoile de n'en pas souffrir davantage.
Le Dimanche matin on allait à la Messe, l'après-midi il y avait les parties de "crosse" avec les camarades de la Bouverie ou des pays voisins, parfois Arthur accompagnait son père à Mons, au tir à l'arc, quelle joie quand un des équipiers de son village abattait un des minuscules oiseaux plantés tout en haut de la perche de trente mètres.
Cependant toute l'enfance de mon opère ne fut pas que jeux ou travaux sûrs et tranquilles, il y eut malheureusement beaucoup d'angoisses qu'il connut très jeune et qui contribueraient à lui donner son esprit de lutte et de prudence. Son père descendu dans la mine à 9 ans ½, n'abandonnera ce métier effroyable qu'à 33 ans pour fonder un petit commerce d'épicerie. Il allait de porte en porte, achetant ou vendant le beurre, les œufs, le formage d'abord avec une charrette tirée par un chien, ensuite avec un cheval acheté à force d'économies et de privations, le cheval mourut bientôt après et Arthur vit son père, assis sur le brancard et pleurant, la tête entre les mains, sa ruine et sa misère, rude leçon pour un petit garçon.
Ainsi grandit et devint peu à peu un adolescent qui était déjà un homme par sa connaissance des difficultés matérielles et de la lutte quotidienne pour le pain.
II – Jeunesse.
La situation matérielle de sa famille s'étant améliorée et maintenant le commerce paternel marchait assez bien : épicerie, vente du beurre et du fromage en demi-gros, petit lopin de terre, ce n'était pas la fortune mais une aisance entretenue par un labeur obstiné auquel tout le monde dans la maison collaborait du lever du soleil à la nuit tombante.
Comme distraction toujours la crosse, sorte de golf campagnard, le tir à l'arc, pour son compte personnel cette fois; et aussi le cornet à pistons et la chorale du village. Celle-ci orienta la vie de mon père qui comme on vous l'a dit par ailleurs, se trouva entraîné vers le conservatoire de Mons puis celui de Bruxelles et ensuite au Théâtre Royal de la Monnaie.
Là se place le tournant décisif de cette vie, au moment où ce jeune homme mène de front l'existence d'un jeune campagnard et celle d'un étudiant en musique, il lui faut continuer le travail des champs et de la maison et en même temps supporter la charge supplémentaire de ses études musicales. C'est à ce moment là qu'i a prouvé son énergie et sa persévérance en même temps que son goût du risque raisonné et son esprit d'entreprise.
En effet, sa vie paraissait bien fixée à la Bouverie, il n'avait qu'à suivre la pente sur laquelle il était engagé et à se laisser glisser vers sa destinée toute préparée de petit commerçant et de cultivateur, il aurait pu continuer le commerce paternel, l'étendre, et jouir d'une vie plus facile que ses parents sans courir aucune aventure. Au lieu de cela il a tenté sa chance, parmi beaucoup d'autres jeunes qui eux aussi avaient de belles voix et souvent plus de facilités pour la cultiver; il a réussi, mieux que la plupart d'entre eux parce qu'il avait la foi en lui-même et toute l'énergie apprise dans son enfance auprès de son "Pa", l'homme noir de la mine.
Il ne faudrait pas croire, sur la foi du tableau que je viens de livrer, que mon Père était alors un être de fer, dur pour les autres autant que pour lui-même, monstre farouche et sans pitié, non, les photos que nous avons de lui nous montrent un jeune homme râblé, au visage souriant te t ouvert, franc aux yeux rieurs et clairs entre l'abondante toison des cheveux châtains et la ligne brillante des dents si saines qu'une seule lui manquait quand il mourut à 65 ans, cette dent lui fut d'ailleurs arracher par un charlatan qui n'avait rien d'un de nos modernes stomatologistes. Il était assez vif et emporté se calmait aussi vite qu'il s'était mis en colère et son bon cœur lui faisait toujours faire le premier pas vers la réconciliation. Il ne se servit qu'une seule fois de sa force physique qui était é norme et s'en repentit à tel point qu'il ne l'utilisera plus jamais sérieusement ensuite. Un jour, dans un café, un jeune homme du village, mauvaise tête et franc bagarreur lui chercha noise et le provoqua grossièrement, mon Père le saisit d'une main à la ceinture, le souleva et le laissa retomber tout simplement sur le pavé. L'autre en eut pour six semaines de lit et son vainqueur encouru une verte semonce de son père qui, dans le fond, était peut-être assez flatté d'avoir un fils aussi vigoureux et décidé à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Le blessé n'eut d'ailleurs aucune rancune et se réconcilia avec mon Père quand celui-ci vient le voir à l'hôpital.
III – Maturité.
Cette période est en quelque sorte "historique" pour moi puisque j'y ai participé, mon récit sera donc constituée surtout par des souvenirs personnels, qu'on m'excuse donc si j'ai l'air parfois de conter mon histoire plutôt que celle de mon Père, elles furent toujours étroitement jointes.
Depuis le jeune Bor(a)in qui se rendait au conservatoire de Mons, après son travail que de chemin parcouru. Mon Père est maintenant un artiste consacré, en 1920 il a quarante et un ans, il est marié depuis 1908, et a trois fils. Quel est-il maintenant et que l portait puis-je en tracer d'après mes souvenirs ?
Je revois un homme de taille moyenne aux cheveux châtains foncés très abondants encore, le visage ferme, assez fort de traits mais sans lourdeur, un teint mat, les lèvres charnues, le tout éclairé par des yeux marrons extrêmement lumineux et vifs, très chauds, des dents blanches, éclatantes. Le corps trapu mais souple et rapide; un soupçon d'embonpoint commençant ne gênant en rien une agilité et une activité prodigieuses, jusqu'aux dernières années de sa vie mon Père me fit toujours l'impression d'un tourbillon, d'un tourbillon ordonné et agissant, sa suractivité était énorme, il ne pouvait tenir à la même place et ne cessait de se trouver de nouvelles occupations, il bricolait beaucoup, exerçait les talents de différents corps de métier et cela toujours avec le même bonheur car il était très adroit et très industrieux.
Bien entendu ce bricolage varié servait à meubler ses périodes d'inaction entre différentes tournées théâtrales qui constituèrent l'exercice normal de sa vie; ces tournées furent nombreuses jusque vers 1930 où elles cessèrent lorsque mon Père se consacrera à l''nsignement du chant.
L'image que je garde de ces quelques années est celle du perpétuel départ et du perpétuel retour des mes Parents qui ne se quittaient guère et avaient presque toujours des engagements communs. Un jour arrivait un télégramme d'un quelconque directeur ou imprésario, immédiatement on préparait les valises, les costumes de théâtre chatoyants, les armures étincelantes, les grands boucliers et les longues rapières. Tout cela m'émerveillait et l'enviais fort mon Père de pouvoir ainsi se déguiser toute l'année. J'étais étonné qu'il ne sembla pas y prendre un plaisir évident, j'ai compris ensuite que ce travail, même accepté de bon cœur comme c'était le cas, n'était pas un divertissement pour lui : courir de taxi en train, de train en hôtel dans des villes souvent inconnues parfois étrangères, le travail délicat et harassant des répétitions, l'angoisse de l'entrée en scène devant un public souvent dut, parfois hostile et prêt au mécontentement, toujours avide et cruel comme toutes les foules, avec le trac qui vous serre la gorge et la pensée toujours présente qu'un anicroche, bénigne en apparence peut vous causer un tort considérable, nuire à votre carrière et raréfier vos engagements c'est-à-dire porter atteinte à la; vie des vôtres. Voilà quelle était l'existence de mon Père, celle de ma mère également toujours là pour le seconder, le réconforter, adoucir la fièvre de cette existence épuisante par un mot, par un sourire.
Pour compliquer et aggraver le poids de ces soucis professionnels, intervinrent aussi les soucis matériels; en effet le théâtre est moins vu, le cinéma commence à lui faire une rude concurrence; de plus mes Parents ne font pus partie de la troupe de l'Opéra depuis 1920, ils ont été compris dans le contingent d'étrangers à éliminer, mon Père étant belge, sa femme fut sacrifiée avec lui bien que française, quelques années plus tard des chanteuses allemandes chantaient à l'opéra et furent invités à venir saluer le Président de la république, elles refusèrent d'ailleurs et lui retournèrent sèchement son bouquet de fleurs.
N'étant plus de la troupe du grand Théâtre National les engagements ne venaient plus toujours d'eux-mêmes et il fallait assez souvent les solliciter, ils ne manquaient pas en général mais cela ne faisait que rendre la situation plus dure et amena en fin de compte mon Père à se retirer, prématurément sans doute.
La vie devenait de plus en plus chère, les trois fils grandissaient et on les lançait dans de longues études, profitables certes et assurant leur avenir, mais très coûteuses.
Aussi l'économie la plus stricte s'impose, les dépenses nécessaires ne seront jamais évitées, surtout pour les enfants mais aucun gaspillage, aucun superflu excessif ne peut être toléré, l'argent en surplus serra toujours sagement placé en terrains ou en maisons, à l'exception de quelques achats d'actions qui tombèrent d'ailleurs rapidement à zéro. Lorsque mon Père part en tournée son voyage lui est payé en première classe, il voyage en seconde et avec la différence règle sa note d'hôtel, ainsi peut-il revenir avec son "cachet" intact. A la maison c'est lui le plus souvent qui répare, en hurlant, les souliers de la famille, il fait l'électricien, le plombier et exécute beaucoup de menus travaux qui, sans lui, totaliseraient au bout de l'année, une joie dépense.
tous ces soucis, toutes ces difficultés jointes au regret qu'a cet artiste d'avoir été freiné au plus vif dans son élan, en pleine ascension vers la gloire mondiale qui sans la guerre lui était acquise à brève échéance, tous ces éléments différents concourent à durcir, à attrister la vie de cet homme énergique et actif, l'optimisme du jeune homme devient chez l'homme mûr un pessimisme prudent et prévoyant qui se targue de toujours prévoir juste et il n'a jamais tort car la période contemporaine n'a jamais donné raison aux optimistes béats.
Ce souci d'économie, ce respect du patrimoine amassé pour les enfants et qu'il ne faut pas toucher sous aucun prétexte, deviendront une véritable hantise au fur et à mesure que la situation économique deviendra plus dure car les besoins augmentent alors que les ressources ont tendance à diminuer. Déjà, alors qu'il est encore dans la force de l'âge, il ne dormira pas pendant les quelques nuits qui suivent l'achat de la Saisiaz, la maison de montagne dont il sera question dans un instant, et pourtant cette dépense était loin d'être exagérée et permettait de large compensations.
La Saisiaz fut pour mon Père le port tranquille où il s'abritait avec toute sa famille pendant les vacances que lui procurait la morte saison théâtrale, le lieu de repos et de santé pour ses enfants; pour nous, ses fils, elle fut et reste la plus belle image de notre jeunesse. J'en garderai toujours l'empreinte romantique qui permet de voir dans la vie autre chose qu'une suite sordide de jours sans soleil.
Je me souviens du départ, au petit matin de juillet blême et frais, quand le soleil se lève sur la Beauce et écarte paresseusement le rideau de brume légère qui couvre la plaine. Toute la famille est serrée dans le Torpédo, il ne fait pas chaud et je me blottis sur les genoux de ma mère, j'entends vaguement, comme à travers une couche de coton la voix des miens, celle de mon Père qui commente les incidents de la route, celles des mes frères et de ma mère qui répondent; on roule toute la journée, de la Beauce à la Côte d'Or, de la Côte d'Or au Jura. Tout à coup, là-bas apparaît le Mont Salève, le soir tombe et après une ultime côte on arrive à la maison, la Saisiaz isolée au pied du salève violet entre les bois de Bossey et les valons bosselés de collines qui coulent vers Collonges, à trois kilomètres de là. Avant de se reposer il faut encore ouvrir les persiennes, tout mettre en ordre et enfin on peut diner et se mettre au lit où l'on rêve doucement, devant la fenêtre ouverte avant de glisser dans un bon sommeil.
J'ai reconnu aujourd'hui une des routes que nous suivions pendant les vacances de ma jeunesse.
IV – Vieillesse.
Les années passèrent ainsi. Pour nous les enfants elles furent une suite heureuse d'années scolaires ou universitaires plus ou moins maussades à notre avis, amenant à leur suite des vacances lumineuses, trop courtes à notre gré et que nous ne savions pas apprécier à leur pleine valeur d'insouciance et de bonheur tranquille.
Pour notre Père ces années continuèrent la lutte de toute sa vie, l'utilisation énergique et obstinée de ses dernières forces d'homme vieillissant contre la dureté et l'âpreté de l'époque moderne.
Puis vinrent la guerre et l'occupation, les angoisses pour les fils partis et prisonniers ; les privations matérielles jointes aux tourments moraux achevèrent d'affaiblir mon Père qui tomba malade et dut subir une grave opération. Il en sortit affaibli et vieux. J'ai souvent vu pleurer cet homme naguère si énergique, si plein de vie. Il pleurait à la pensée du fils captif, là-bas, très loin, au bout de l'Allemagne et qu'il ne reverrait peut-être jamais plus. Il réagissait cependant, luttant toujours pour tenir jusqu'au bout, jusqu'à la réunion tant espérée de la famille toute entière, sortie intacte de cette affreuse guerre. Nous parlions souvent de ces vacances lointaines et tant désirées à la Saisiaz qui retrouverait alors tous les souffles, tous les frémissements du passé, il y avait même deux bonnes bouteilles qui nous attendaient là-bas. Mon frère revint enfin et mon Père mourut peu après, vaincu par la maladie, sans avoir pu réaliser son grand désir de retour à la montagne avec tous les siens, sains et saufs.
Ainsi finit l'histoire de mon Père que j'ai voulu brièvement vous tracer aujourd'hui. Je pense que ces pages seront surtout intéressantes pour nos enfants qui les liront peut-être dans quelques années ; c'est à eux que je veux m'adresser maintenant. Je voudrais atténuer la tristesse qu'ils pourraient ressentir à la fin de cette lecture et surtout ne pas leur inspirer un découragement tout à fait injustifié.
L'image de la Mort est toujours effrayante et attristante, surtout pour les jeunes, mais il ne faut jamais penser ainsi à cette terminaison normale de la lutte qu'est la vie. Votre grand-père, mes enfants, n'eut jamais cette crainte et vécut toujours sans inquiétude à ce sujet, uniquement occupé de faire de son mieux pour élever les siens et réaliser le meilleur de ses possibilités , il y parvint pleinement et fut fier de son œuvre. Comme artiste il eut le succès et laissa un nom respecté dans le Théâtre français, comme Père il sut inspirer à ses fils l'amour de la famille et le goût du travail honnête propre à le faire prospérer honorablement.
Il me dit souvent qu'il ne voulait pas que sa mort soit pleurée de ses enfants aussi amèrement qu'il l'avait fait pour son propre père, je le comprends pleinement aujourd'hui. Il est probable que seule la Mort lui fit réaliser d'un seul coup tout ce qu'il avait perdu et tout ce qu'une vie dévouée peut représenter de sacrifices.
Dans sa modestie il ne croyait pas que sa propre vie en contint autant et méritât un égal regret. Nous savons maintenant qu'il nous a tout sacrifié, sa tranquillité d'esprit, les goûts de sa jeunesse, sa santé et jusqu'à sa nationalité, aussi le regrettons- nous autant qu'il a pu regretter son père, mais sans vaine tristesse, sans vains remords, avec le seul souci de payer cette dette à nos propres enfants pour qu'ils puissent à leur tour vivre en hommes honnêtes et conscients de leur devoir envers la chaîne sans fin qu’est la Famille."